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LA LANGUE BULGARE DU POST-COMMUNISME: DES CHAÎNES DE L'IDÉOLOGIE AUX PIÈGES TENTATIONS DE L'ÉCONOMIEE Marie Vrinat-Nikolov «La langue libéréesauvée» d’Elias Canetti, c’est avant tout la faculté du langage préservée - en l’occurrence sous la forme d’une langue particulière, l’allemand - parmi d’innombrables possibles (bulgare, ladino, anglais, français), malgré le cauchemar de la langue coupée1; c’est cet allemand dont se servaient ses parents comme langue secrète, amoureuse, inaccessible au narrateur et donc jalousée; cet allemand qu’à la mort de son père il apprit avec sa mère par la terreur (le résultat a d’ailleurs de quoi jeter dans le désespoir tous les didacticiens de l’apprentissage des langues vivantes!), se libérant de son autorité en assimilant secrètement la forme suisse; cet allemand qui devait subir les attaques et déformations du nazisme puis du communisme. Mais la langue libérée, c’est aussi et surtout la parole, le discours libérés dans leurs diverses manifestations, après les diktats imposés par un régime qui les a muselés et altérés: le bulgare en est une illustration car si la censure et l’auto-censure régnaient dans le discours avant les changements de 1989, la langue en tant que système n’a été affectée que superficiellement et temporairement. Dans son histoire, le bulgare, langue qui cimenta à plusieurs reprises la Nation2, a été en butte à deux principales agressions: celle, conjuguée, du turc osmanli et du grec, langues de domination administrative, culturelle et religieuse dans la Bulgarie occupée par l’empire ottoman de 1396 à 1878; il en est sorti victorieux puisque cette longue cohabitation n’a laissé de traces (de plus en plus réduites d’ailleurs) que dans le lexique. Enfin, celle du communisme, visible aussi bien dans la syntaxe que dans un lexique frappé de tabous et d’interdits à des degrés divers et fluctuants entre 1944 et 1989. Dix ans plus tard, on aurait oublié cette violence faite à la langue si les archives et les mémoires n’étaient là pour le rappeler. Alors, le bulgare langue sauvée, langue libérée? Libérée, certes, et de tous les tabous, il suffit de lire la presse et la littérature contemporaine pour s’en convaincre. Mais sauvée, peut-être pas, elle semble au contraire menacée par un nouveau danger: celui de perdre une identité si longuement et âprement défendue, pour répondre aux lois de l’économie de marché, particulièrement sauvages et dictatoriales dans la Bulgarie d’aujourd’hui.
La langue prisonnière de l’idéologie Dans l’Europe de la seconde moitié du XXe siècle, les exemples de manipulation politique et de pression idéologiques exercées sur et par la langue ne manquent pas. C’est d’ailleurs par la double perversion idéologique de l’allemand - celle du nazisme puis celle du communisme - que Claude Hagège explique le déclin de sa vocation européenne. Il semble bien que le lexique soit le premier affecté: «les formules recommandées, ou déconseillées, et dans bien des cas explicitement proscrites, faisaient l’objet de longues listes régulièrement mises à jour au gré des événements.»3 Phraséologies, sigles, archaïsmes délibérés ont créé «une différence sensible entre deux formes d’allemand». En ce qui concerne le bulgare, le même constat s’impose: par le biais de la presse, des nombreuses banderoles accrochées un peu partout dans le pays, véhiculant des slogans et mots d’ordre au message clair et primaire, le régime communiste diffusait une langue truffée d’expressions récurrentes (phraséologies), au lexique épuré de mots prohibés (à cet égard, les dictionnaires bilingues portent la marque d’un puritanisme linguistique remarquable) ou au contraire surchargé de termes obligés (l’Occident était forcément décadent et bourgeois, l’Union soviétique obligatoirement progressiste et amie, etc.), à la syntaxe lourde, rendue plus analytique encore par le développement sans fin de la structure «nom verbal + préposition» au détriment de verbes simples suivis de leurs compléments. Au cours de mes recherches sur le réalisme socialiste et le roman historique sous le régime communiste, j’ai pu consulter les archives du journal Literaturen Front («Front littéraire»): entre 1948 et 1956, période la plus lourde, la plus fermée et la plus répressive du régime, après l’installation progressive de la dictature du Parti (1944/48) et avant le dégel, la langue a perdu toute souplesse, toute plasticité, toute expressivité, martelant les clichés au point de perdre du sens. Mais il semble, à la lecture des articles, que le sens était justement ce que l’on voulait masquer, et que l’on ne recherchait que l’effet produit, c’est-à-dire embrumer, emprisonner les esprits, anéantir leur sens critique. A cet égard, la définition donnée au réalisme socialiste par son premier théoricien et propagateur, le «philosophe» marxiste Todor Pavlov, est édifiante; on ne craint pas la tautologie ni l’absurdité qui en découle, ce qui compte, c’est le choc des mots, le martèlement de l’idée: «L’art, aujourd’hui, au égard aux conditions et aux tâches qui sont les nôtres, est et doit être profondément et jusqu’au bout un art de classe et de Parti ou, plus exactement, socialiste-réaliste, c’est à dire pas seulement réaliste mais aussi socialiste, et pas seulement socialiste mais aussi réaliste.»4 Cette définition est également une illustration des deux modes privilégiés de la langue officielle: l’injonctif sous toutes ses formes (impératif, construction impérative da + verbe conjugué, abondance de «il convient», «il faut que», «l’artiste doit»,«l’écrivain socialiste doit», etc.) et le futur. Des exemples concrets, tirés de Literaturen Forum, seront plus parlants que tout commentaire: «Notre littérature doit donner une connaissance large et entière de la vie»; «l’écrivain doit être engagé»; «nous devons nous battre contre le triangle maison - édition - café littéraire»; «avant d’être des écrivains et pour être des écrivains, nous devons être des citoyens de notre pays»; «l’écrivain qui n’a pas une conscience claire des sommets sur lesquels notre littérature devra s’élever dans sa lutte pour acquérir une méthode et une vision du monde, et qui ne s’entraîne pas pour cette méthode, demeurera au pied du socialisme, c’est-à-dire dans le mouroir de l’oubli.» De même, les archives de l’affaire «Tabac»5, où sont conservées les transcriptions des discours qui valurent à Dimitar Dimov l’obligation de réécrire son roman Tabac dans une perspective plus nettement prolétarienne et réaliste-socialiste, sont des modèles de «langue de bois». Dans un article que l’on pense écrit par le numéro un de l’époque, Vălko Červenkov, une phrase relativement courte contient quatre noms verbaux (en italiques), développés en cascade à l’aide de prépositions (soulignées): «Romanăt e seriozno predupreždenie i vdăxnovenie za revoliucionna bditelnost, za utvărždavane i razširjavane na zavojuvanoto štastie.»6; c’est-à-dire, littéralement: «Le roman est un avertissement et une inspiration de la vigilance révolutionnaire, de la consolidation et de l’élargissement du bonheur conquis.» Autre spécificité stylistique de la langue du totalitarisme: l’abondance de questions rhétoriques visant elles aussi à marteler dans l’esprit de celui qui les lit ou les entend des évidences (ou du moins ce que le pouvoir considère comme telles). A cet égard, un discours de Todor Živkov, président du Conseil des Ministres de 1962 à 1989, prononcé devant l’Union des Ecrivains, est exemplaire: «Aujourd’hui, à l’heure où, parallèlement au développement de l’économie socialiste, nous édifions aussi l’homme nouveau, il n’est méthode plus parfaite (...) que celle du réalisme-socialiste. Pourquoi? Parce que c’est la méthode de recréation de la réalité (...). A l’heure actuelle, le réalisme d’Ivan Vazov, Aleko Konstantinov, Elin-Pelin, est-il suffisant pour la création de l’homme nouveau, l’homme communiste? Non, il ne suffit pas.»7 En ce qui concerne la langue de la littérature, ou plus exactement ses discours, elle était elle aussi enfermée dans le carcan de la «méthode de création» imposée durant de nombreuses années, le réalisme socialiste. Même si celui-ci fut battu en brèche à partir des années 60, le discours littéraire devait se plier à ses exigences et diktats, malheur à ceux qui pensaient pouvoir y échapper (ce fut le cas de Dimităr Dimov, cité plus haut): refléter avec véracité la réalité dans son développement historique, représenter les héros positifs, faire preuve d’un optimisme historique, etc. Ce carcan devait faire naître des œuvres insipides qui demeureront dans l’histoire de la littérature bulgare comme des «curiosités» dignes de l’intérêt des chercheurs, mais non comme des œuvres littéraires.
La langue et ses discours libérés Dire que la langue a été libérée lorsque le régime totalitaire a été renversé est une évidence. Et dans tous les domaines. La littérature est sans doute celui qui manifeste le plus clairement cette libération, comme en témoigne un article récent du critique Bojko Penčev: «Si l’on considère la littérature des dix dernières années d’un point de vue rapide et superficiel, on pourrait se dire: «Oh oh, manifestement, la littérature s’est libérée des constructions idéologiques et s’est tournée vers le quotidien.» La charge idéologique, aussi bien explicite qu’implicite, de la littérature sous la culture totalitaire ne fait aucun doute; explicite par les directives du Parti concernant «le héros positif», «l’optimisme historique», etc., implicite avec le cadre particulier, néoclassique, dans lequel s’inscrit le conflit entre «devoir» et «sentiment» et qui situe le héros, «écartelé» entre «le bonheur individuel» et le devoir à l’égard de la communauté nationale et la classe sociale (...) Cette armature idéologique impose un paradigme de valeurs prédéfini qui se révèle lié à un certain type de langue littéraire toléré. Sur ce fond, la littérature des années 90 semble incontestablement nouvelle par sa tendance générale à refuser le discours idéologique imitatif et à se tourner vers l’expérience, le personnel, «la rue».8» Le retour au personnel, au moi, à l’expérience propre s’était déjà amorcé sous le régime totalitaire, faisant ainsi reculer les dogmes du réalisme socialiste; Blaga Dimitrova, traductrice, romancière, poétesse engagée dans le combat pour la démocratie, en avait fait les frais en 1981 avec son roman Lice («Visage»): osant réintroduire l’intimisme, l’introspection, voire le lyrisme contraire au réalisme prôné officiellement, elle provoqua un tel scandale, que l’œuvre fut retirée des librairies et interdite de vente. On lui reprochait de déformer la vérité socialiste, de faire preuve d’un pessimisme hérétique à l’égard de l’avenir de la société socialiste. Le grand changement dans le discours littéraire post-communiste est plutôt l’abolition des tabous: on parle du sexe, interdit pendant de si longues années, et la langue retrouve tout un pan de son lexique oublié, celui de l’argot. On peut considérer, je crois, l’œuvre de Viktor Paskov, comme une œuvre témoin, puisqu’il a écrit son roman Ballade pour Georg Henig à la fin des années 80 - donc dans la Bulgarie du totalitarisme affaibli, influencé par la perestroïka du grand frère russe - puis un roman, Allemagne conte cruel et une nouvelle, Big business9, après le renversement de ce régime. Le premier roman, placé sous le signe de l’enfance et de l’art, contenait déjà des passages férocement critiques contre le régime en place et pourtant tolérés par le régime, il livrait un message universel de vénération, d'amour de l'art envers et malgré tout, et dressait une sorte de «martyrologe» de l’enfer socialiste, particulièrement émouvant dans le final du roman, explicitement relié à l’Apocalypse de saint Jean: «Autour de nous, tout a changé. Le quartier n’est plus ce qu’il était. Il n’y a plus de quartier. [Suit l’énumération des personnages du roman et l’évocation de leur déchéance et de leur mort]. (...) Le jaspe brille et le rubis; sept chandeliers éclairent la porte de la demeure de Dieu. Voici l’immense salle céleste et tous sont réunis: les anges et les séraphins, Bojenka, Yossif et Anton, Stamène et Vraja, Yordé et Manoltcho, Vanguel, la corde au cou, la Folle, un sein dépassant de sa combinaison, le fils de Dieu et sa mère: ils te demandent tous de poser enfin ton instrument dans les mains de ce rustre et de lui donner sa première leçon de viola d’amore, car il en a bien besoin. Quel créateur est-ce là? Il a bâclé le monde en six jours et a laissé passer les erreurs les plus flagrantes.(...) Alors je prendrai place à ta droite, nous galoperons à bride abattue vers le ciel, autour de nous ce ne sera que foudre et tonnerre, éclairs et flamboiement, et nous, nous crierons tous les deux à en perdre la voix:
Et surtout, Paskov musicien, musicien dans son écriture, livrait alors une langue nouvelle : on avait rarement atteint, dans la prose bulgare, un tel degré de travail sur les images, les métaphores, le rythme. Lorsqu’Allemagne, conte cruel parut (d’abord en français, d’ailleurs), le contraste fut saisissant pour un grand nombre de lecteurs: le monde chaleureux de l’enfance faisait place à l’univers implacable de l’adolescence et du passage à l’âge adulte, marqué par la mort (suicide ou meurtre de la génération de 68 qui avait cru, l’espace d’un instant, au souffle nouveau apporté par les événements de Tchécoslovaquie), par la Stasie, la grossièreté et la brutalité des relations humaines, la froideur de l’Allemagne socialiste de l’époque, l’initiation à l’amour et au sexe, relatée de manière crue et argotique. Il n’y avait plus aucun tabou, ni dans les sujets traités, ni dans le lexique. Une langue se libérait. De la censure comme de l’autocensure, tout aussi efficace que la première:
Au même moment (en 1991), paraissait Escale, de Dimităr Bočev, écrivain émigré en Allemagne de l’Ouest; qualifié de «cosmogonie du mal», ce roman profondément pessimiste qui confronte deux mondes antithétiques à travers le regard d’un héros étranger partout, est narré dans une langue libérée, elle aussi, des tabous de la «décence». Le sexe, les expériences faites avec les excréments humains, l’argot et les jurons vont désormais être les marques les plus visibles de cette libération de la prose bulgare à partir 1991: je pense plus particulièrement aux autres romans de Dimităr Bočev (Genesis), à l’œuvre de Zdravka Evtimova (Dans ton ombre froide, lady), d’Alek Popov (Rêves obscènes, Le chemin de Syracuse, Mission Londres) et bien d’autres encore. Mais la langue libérée, c’est aussi la libre expression de toutes les expériences personnelles possibles, où toutes les métaphores, tous les registres ont droit de cité. Il en va ainsi dans le roman d’Emilija Dvorjanova, Passion ou la mort d’Alissa, où intrigue policière, musique, métaphysique, érotisme et quête spirituelle engendrent des images aux multiples interprétations possibles qui peuvent désarçonner un lecteur trop «raisonnable et raisonnant» et auraient été impensables sous le totalitarisme. Ce n’est pas un hasard si l’auteur a attendu la démocratie pour publier. C’est encore la langue qui s’interroge sur elle-même, s’effiloche et finit par tomber en déliquescence à la fin du roman Un roman naturel de Georgi Gospodinov10, en même temps que le personnage principal - narrateur dans certains chapitres - sombre dans la folie: «Durant cette année-là beaucoup de chiens écrasés sur les routes chats poils collés sang séché sur les buissons queues dans les caniveaux l’autre est venu s’installer chez Ema avec trois aquariums pleins de poissons les poissons se reproduisent vite mais meurent très facilement pigeons beaucoup près des containers moi quoi je ne les mange pas je subodore que nous sommes de la même race joyeuse fête interdit d’entrer avec des chiens dans le magasin recherchons vendeuses Clinton s’en va mais à qui est cette fille non je ne veux pas de maison seulement des toilettes domestiques mouououche mouououche votre décision est-elle définitive un petit sourire s’il vous plaît les frères Sokolov ouste loin du cerisier.» Pour cette fin, qui reprend pêle-mêle les principaux motifs du roman, dans une syntaxe totalement aberrante, l’auteur aurait certainement encouru, vingt ans auparavant, le reproche de se laisser influencer par les tendances décadentes de l’occident bourgeois (le cliché fait sourire tant il semble éculé, pourtant, il n’a cessé de «fonctionner» durant près de quarante ans). Une langue libre? Loin de moi une absurde nostalgie du temps où le totalitarisme préservait en quelque sorte le bulgare d’emprunts (déjà existants dans différents domaines et registres, à différentes époques et à différentes langues: russe, français, allemand, italien...) multipliés à l’anglais; loin de moi un puritanisme et un repli linguistique aussi frileux que réactionnaire. On ne saurait cependant ignorer des paradoxes. Lorsqu’on l’écoute dans le tramway ou qu’on le lit dans la presse quotidienne, le bulgare semble en voie de perdre une certaine identité, une certaine diversité, une certaine... liberté! C’est sans doute dans la presse que le phénomène est le plus frappant et patent. Depuis plusieurs années, elle est l’objet de nombreux articles qui en analysent le contenu, la stratégie et la langue; de nombreuses attaques aussi, et on reproche aux quotidiens, dans l’ensemble, d’être trop «jaunes», c’est-à-dire de rechercher avant tout le scandale, l’effet de choc à bon marché, sans s’embarrasser de scrupules, à seule fin d’augmenter les tirages et d’attirer de plus en plus de lecteurs-consommateurs. Et surtout, le contraste entre une langue figée et figeante, on l’a vu, sous le totalitarisme, et une langue totalement débridée, quotidienne, argotique, faisant peu de cas de la correction grammaticale, est frappant; selon les mots d’Ivajlo Znepolski, qui a consacré un ouvrage récent sur ce qu’il appelle la «nouvelle presse», attirant l’attention du lecteur sur le fait que la langue de la presse, recherchant avant tout l’efficacité, se distingue à la fois de la langue parlée et de la langue littéraire, «le verbe de la nouvelle presse est personnel, concret, souvent prosaïque, partial, insolent et de ce fait libérant. Il a rendu aux gens et à la société le goût de la langue. Indépendamment de tous les excès provoqués par sa libération irrépressible, surtout dans les journaux à petit tirage qui font irruption dans l’espace médiatique comme des météorites avant de disparaître sans laisser de traces.»11 De fait, tout est mis au service de l’effet de choc, tout vise à attirer un lecteur longtemps frustré par la langue de bois dont il a été question plus haut, pressé et qui n’a ni le temps de réfléchir, ni l’habitude, encore, d’exercer son esprit critique. Inéluctablement, cela engendre une langue qui, n’ayant pas besoin de montrer tout son potentiel créatif, toute sa variété, se coule au contraire, dans un moule de facilité, de quotidienneté, de raccourcis, d’images frappantes et de rapidité, d’où les emprunts multipliés à l’anglais, lorsqu’il existe parallèlement des termes bulgares, une morphosyntaxe malmenée et un lexique assez restreint. Intellectuels et écrivains combattent cette langue jugée «agressive»: «Il s’agit d’éléments d’une stylistique ambiguë, de calembours cachés ou manifestes, qui aboutissent toujours à une sphère particulière du jeu sexuel, au corps dans son agressivité débridée. Sous la surface de la langue guette, ou plus exactement «se tapit» l’image du corps, brutal et cynique, douée d’une énorme énergie.»12 En ce qui concerne la littérature étrangère traduite, là encore, le constat est paradoxal: on a beaucoup traduit des littératures russe, française, allemande, anglaise et italienne, pour ne citer que les plus importantes, avant mais aussi pendant le communisme, surtout à partir de 1956, à la faveur du dégel qui permit une ouverture sensible de la culture bulgare sur les littératures occidentales, d’où le rôle capital d’intellectuels écrivains et traducteurs, tels que Tzvetan Stojanov, mort prématurément en 1971 dans des circonstances suspectes (il n’est pas exclu qu’on l’ait volontairement mal soigné à l’hôpital). On traduit également beaucoup depuis 1989. A première vue, mais le sujet mériterait une étude systématique et plus approfondie, on traduit certes plus librement à l’heure actuelle (comme d’ailleurs avant 1944) mais cette liberté porte plus sur le choix des œuvres que sur la langue. Je veux dire que la censure s’exerçait plus dans le choix de l’œuvre à traduire, jugée néfaste ou innocente, utile ou pernicieuse dans son ensemble, que sur le mode de traduire. Or on traduisait souvent plus précisément et avec plus d’exigence par rapport au texte original qu’avant 1944, où il arrivait encore que l’on adapte avec plus ou moins de liberté. Il y avait d’excellents traducteurs, notamment de la littérature française, sous le communisme, servis par une grande maison d’édition, Narodna Kultura, avec des rédacteurs et correcteurs compétents, qui ne se conduisaient pas uniquement en censeurs. Depuis les changements, si la traduction s’est incontestablement libérée dans la mesure où l’on traduit ce que l’on veut, il n’est pas certain que l’on traduise mieux. Paradoxalement, les langues autres que l’anglais profitent d’une politique traductive de meilleure qualité: c’est le cas du français, soutenu, en outre par les services culturels de l’ambassade de France (programme «Vitocha» d’aide à la traduction et à la publication) qui accordent des financements aux traducteurs et éditeurs sérieux. En revanche, le marché de la littérature anglo-saxonne (policiers, science-fiction, horreur, érotisme, voire pornographique) a connu une telle expansion, après des années d’inexistence, que les éditeurs sortent souvent très vite des livres traduits par des étudiants mal payés, dans une langue peu rigoureuse.
Les bouleversements politiques, sociaux et économiques qui ont ébranlé et transformé les pays de l’Europe médiane ont inéluctablement eu des répercussions sur les langues de ces pays. A première vue un peu figées durant près de quarante ans, elles sont maintenant emportées dans la mouvance vertigineuse de la libéralisation de ces sociétés. Il est incontestable que le discours, la parole mais aussi la langue dans sa structure a bénéficié de cette libération, s’affranchissant de la langue de bois, ce produit de l’idéologie. La littérature y a gagné en diversité, en plasticité, en vivacité, et à l’issue d’une période quelque peu maniériste mais nécessaire, caractérisée par la recherche trop systématique et donc artificielle de l’affranchissement des tabous, plusieurs jeunes auteurs ont trouvé leur voix et leur propre langue. Espérons seulement que l’aliénation politique ne cédera pas tout à fait le terrain à une autre aliénation, économique cette fois, qui pourrait s’avérer plus dangereuse car plus durable que les cinq ans d’occupation ottomane et les quarante de totalitarisme: la langue bulgare, au lexique si divers et bigarré grâce aux multiples emprunts faits au cours de son histoire, n’est-elle pas entrée dans une «globalisation» linguistique en remplaçant nombre de ses mots slaves, turcs ou protobulgares par des termes ou des référents anglo-saxons? En témoignent les nombreux hôtels de la mer Noire: évoquant longtemps, par leurs noms, l’histoire et la géographie, bref la culture bulgaro-slave de ce pays, ils s’efforcent maintenant d’attirer les touristes étrangers (allemands en particulier) par un exotisme kitsch et déplacé sous ces latitudes: Riviera, Laguna, en guise des Tangra, Tundža et Rusalka pourtant si bien sonnants et merveilleusement insolites...
1. C’est une expérience qui rejoint l’affirmation de Claude Hagège à propos du «cas» Kaspar Hauser: «Mais si des circonstances exceptionnelles ont empêché que la faculté de langage ne se résolve en langue, alors la possibilitéde vivre est gravement compromise.», Halte à la mort des langues, Paris, Odile Jacob, 2000, p. 17. [back] 2. Cf. Marie Vrinat, «La littérature bulgare au cours des siècles: quand le verbe cimente la nation», Les Belles étrangères, quatorze écrivains, L’Esprit des Péninsules, 2001, p. 7-17. [back] 3. Claude Hagège, Le souffle de la langue, Paris, Odile Jacob, p. 84-88. [back] 4. In Literatura za 11 klas, Sofia, Prosveta, 1993, p. 19 [back] 5. Pour plus de détails sur cette navrante affaire, cf. Marie Vrinat-Nikolov, «L'affaire Tabac ou quand l'Histoire échappe au roman (et le roman à son auteur)», à paraître dans les Actes du colloque «Les mises en scène de l'histoire dans les pays de l’Europe médiane», INALCO, 27/28 janvier 2000. [back] 6. «Sur le roman «Tabac» et ses critiques néfastes», in Slučajat Tjutjun («L’affaire Tabac») 1951-52, Sofia, universitetsko izdatelstvo sveti Kliment Oxridski, 1992, p. 162. [back] 7. Todor Živkov, Sur la littérature, Sofia, 1981, p. 21-23. [back] 8. Boyko Penčev, «La langue du sublime et la langue du quotidien (essai sur la littérature des années 90», Symposion ou Antiquité et sciences humaines, Sofia, SONM, 2000 (consulté sur le site http://grosni-pelikani.hit.bg) [back] 9. Parus tous les trois en français: Viktor Paskov, Ballade pour Georg Henig, éd. de l’Aube, 1989, réédité Rivages poche, 1991; Allemagne, conte cruel, Paris, éd. de l’Aube, 1992; Big business (édition bilingue), Arcanes 17, 1993. [back] 10. A paraître aux éditions Phébus, printemps 2002. [back] 11. Ivajlo Znepolski, Novata presa i prexodăt («La nouvelle presse et la transition»), Sofia, družestvo graždani, 1997, p. 76-77. [back] 12. Aleksandăr Kjosev, «Le silence des agneaux ou le verbe des lutteurs», Sofia, Capital, 13-19 novembre 1995. [back]
© Marie Vrinat-Nikolov
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